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L'avancée du trait de côte de la baie du Marin (Martinique):

conséquence de l'activité anthropique sur les bassins versants alentour

baie
Pascal saffache, Eric Blanchart, Christian Hartmann,  Alain Albrecht 

1. Introduction

2. Évolution du paysage littoral

3. Caractéristiques minéralogiques des sédiments côtiers

4. Caractéristiques pédologiques et érodibilité des bassins versants alentour

5. Discussion

6. Conclusion


1. Introduction

Du fait de leur exiguïté et des liens étroits qui existent entre les différents compartiments de leurs écosystèmes, les îles ont toujours été considérées comme les révélateurs de mécanismes se développant à de plus vastes échelles. C'est pourquoi de nombreuses études scientifiques ont été réalisées au cours de ces dernières décennies en Martinique ; cependant, rares sont celles qui ont établi une f iliation entre les milieux terrestres et marins. Même quand ce fut le cas (Desprairies et al., 1980 ; Assor et al., 1983 ; Parra, 1985 ; Pons, 1988), l'objectif final était l'analyse des mutations minéralogiques des sédiments terrigènes en milieu marin, et non les transformations physiques du paysage.

Pourtant une étude réalisée dans la baie de Fort-De-France (Sandrin, 1984) a montré l'influence que pouvait exercer le milieu terrestre sur l'évolution morphologique du littoral. En fait, cette étude n'a pu servir de référence, car l'environnement pédologique de cette baie est hétérogène et cette dernière trop grande (70 km2) pour que soit caractérisé l'ensemble des paramètres qui participent à son évolution. Aussi, pour analyser les mécanismes des transformations physiques du littoral, nous prendrons l'exemple de la baie du Marin, car cette dernière est peu étendue (11 km2) et son environnement pédologique est homogène (vertisols). Ainsi seront définis les liens qui existent entre le milieu terrestre, l'activité anthropique et l'évolution du paysage littoral.

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2. Évolution du paysage littoral

L'évolution de la baie du Marin a été mesurée à partir des trois dernières couvertures topographiques IGN de 1955 (1/20.000), 1985 (1/25.000) et 1994 (1/25.000) ; ces cartes ont préalablement été ramenées à la même échelle (1/25.000).

Le cul-de-sac du Marin est le siège d'une importante accumulation (figure 1) puisque, sur un linéaire de 14 km environ, plus de 7,5 km de côtes (de la pointe Borgnesse à la pointe Marin) sont directement affectés par l'engraissement. Ainsi, au cours des 40 dernières années, c'est une surface de 25 ha qui a été gagnée sur la mer, ce qui représente environ 3 % de la surface totale de la baie et une progradation du rivage d'une largeur moyenne de 30 m environ. Précisons cependant qu'au quartier Duprey, la progradation n'excède pas 15 m, alors qu'aux quartiers trou Manuel et O'Neil, elle est supérieure à 70 m (figure 1). Ces différences résultent de l'influence des rivières et des facteurs hydrodynamiques marins.

Aux quartiers Trou Manuel et O'Neil, l'engraissement côtier est important, car ces régions sont alimentées par des rivières dont la charge solide est importante en phase de crue. En effet, bien que leurs débits moyens journaliers avoisinent 0,5 m3.s-1 et bien que leur teneur en matières en suspension (MES) n'excède pas 45 mg.L-1, au cours des phases paroxysmales (tempêtes, ouragans, etc.), ces rivières disposent d'une charge turbide de 500 mg.L-1 environ, alors que leurs débits avoisinent 100 ou 150 rn3.s-1. La couleur ocre de la baie traduit d'ailleurs l'abondance des sédiments en suspension.

En dehors des phases paroxysmales, l'eau de mer prélevée dans le fond de la baie, à proximité des embouchures des rivières Trou Manuel et O'Neil, n'a qu'une faible concentration en MES (50 mg.L-1 environ) ; cependant, cette concentration est toujours largement supérieure à celle mesurée en dehors de la baie (7 à 10 mg.L-1). Les matières en suspension proviennent donc bien du milieu terrestre Quand on sait que les courants qui pénètrent dans la baie sont orientés sud-ouest /nord-est et circulent à la vitesse moyenne de 1 à 2 cm.s-1 (BCEOM, 1994), on comprend pourquoi les MES (présentes au fond de la baie) sont peu redistribuées et s'accumulent prioritairement le long du trait de côte, à proximité des embouchures des rivières. La progradation du rivage est donc moins importante au niveau des portions côtières (quartier Duprey, par exemple) qui ne jouxtent pas directement l'embouchure d'une rivière

En fait cette progradation n'est pas régulière, puisqu'au cours des 9 dernières années (1985-1994), elle a été presque aussi importante qu'au cours des 30 précédentes (1955-1985). Il semble donc y avoir une accélération du phénomène.

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3. Caractéristiques minéralogiques des sédiments côtiers

Quatre échantillons ont été prélevés : deux dans la zone côtière engraissée et les deux autres sur les bassins versants alentour. Ces quatre échantillons renferment environ 75 % de smectite, 20 % de kaolinite et 5 % de cristobalite. Ces résultats indiquent que les sédiments côtiers proviennent du milieu terrestre, car la composition minéralogique des argiles des sédiments marins est différente (tableau1)

Tableau 1. Caractéristiques minéralogiques des sédiments d'origine terrestre, littorale et marine.

 

Smectite (%)

Kaolinite (%)

Cristobalite (%)

Sédiments terrestres

75

20

5

Sédiments côtiers

75

20

5

Sédiments marins

55

45

 

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4. Caractéristiques pédologiques et érodibilité des bassins versants alentour

La baie du Marin résulte de la convergence de plusieurs bassins versants élémentaires (inclinés de 15 % en moyenne), qui couvrent une surface totale de 22 km2 (figure 1). Sur l'ensemble de cette surface, les sols sont homogènes et appartiennent à la classe des vertisols (Colmet-Daage et al., 1965 ; Colmet-Daage, 1969). Des mesures au mini-simulateur de pluie (Valentin et al., 1978 ; Casenave, 1982) ont été effectuées sur des parcelles de 1 m2, sous trois modes d'occupation du sol : forêt, pâturage et maraîchage. Trois intensités de pluie différentes ont été utilisées : récurrence annuelle (55 mm.h-1), décennale (80 mm.h-1) et centennale (150 mm.h-1).

Lorsque le sol est couvert par la végétation (forêt ou pâturage), les pertes en terre se limitent à quelques dizaines ou quelques centaines de kg.ha-1. Sous culture maraîchère, les pertes en terre sont toujours beaucoup plus élevées. Avec l'augmentation de l'intensité des pluies, les pertes s'accroissent et peuvent alors s'élever jusqu'à plusieurs dizaines de t.ha-1 (figure2).

Aussi, sous des précipitations de forte intensité (150 mm.h-1), l'érodibilité d'une surface maraîchère peut donc être 100 fois plus élevée que celle d'une surface forestière ou pâturée. Le volume des pertes en terre varie donc en fonction des modes d'occupation du sol, ainsi qu'en fonction de la nature des particules transportées. En effet, l'analyse du spectre granulométrique des particules présentes dans l'eau de ruissellement montre que, pour la forêt et les pâturages, il y a seulement 8 % de particules fines (<2 mm) et plus de 50 % de particules de tailles supérieures à 200 mm (figure 3). Pour les surfaces maraîchères, les particules fines représentent, à l'inverse, 65 % de la masse totale des matériaux arrachés.

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5. Discussion

La baie du Marin présente les principales caractéristiques d'une baie confinée. Sur le plan topographique, elle est circonscrite par des versants pentus (15 % environ) et ne communique avec l'extérieur que par une passe de moins d'un kilomètre de large. De plus, ses flux courantologiques sont faibles (1 à 2 cm.s-1) et sa bathymétrie modérée. Ces caractéristiques ne favorisent donc pas l'apport de particules marines. Nos analyses confirment d'ailleurs que les sédiments qui se déposent sur le littoral n'ont pas la même composition minéralogique que ceux d'origine marine (tableau1).

Les mesures d'érosion réelle étant difficiles à réaliser, nous avons utilisé les mesures au mini-simulateur de pluie pour faire un bilan de l'érosion à l'échelle des bassins versants. Cette extrapolation s'est faite en partant de la perte en terre obtenue pour chacun des trois modes d'occupation du milieu (forêt, pâturage et maraîchage), ramenée à la surface occupée sur le bassin versant (respectivement 17,3 et 2 km2). Pour chaque mode d'occupation, la perte en terre est fortement liée à l'intensité de la pluie et à sa durée. Afin de pouvoir comparer les situations, les services de Météo France nous ont conseillé d'effectuer ce bilan en utilisant une intensité de pluie moyenne de 20 mm.h-1 pendant une durée de 100 h (tableau II).

Tableau Il.

Estimation des pertes en terre moyennes des surfaces occupées (pour 20 mm.h-1 pendant 1 00 h) et des volumes sédimentaires exportés

 

Pertes (t.ha-1)

Surfaces (km2)

Bilan (t.an-1)

Forêt

0,008

17

13

Pâturage

0,08

3

24

Maraîchage

130

2

26 000

Il ressort de notre extrapolation que ce sont les surfaces les moins étendues (surfaces maraîchères) qui libèrent le plus gros volume sédimentaire. Ainsi, les 17 km2 de surfaces naturelles ne libèrent que 13 t.an-1 de sédiments, alors que, sur des surfaces cultivées 8 fois plus petites (2 km2 de maraîchage), le volume sédimentaire annuel exporté est 2 000 fois plus important

Cette estimation est certainement inférieure à la réalité. En effet, le régime pluviométrique de la Martinique est caractérisé par sa variabilité annuelle et inter annuelle. Il serait certainement plus juste de prendre en compte des événements exceptionnels de type cyclonique, marqués par une intensité pluviométrique très élevée, même si leurs durées sont faibles. Ainsi, lors du passage de la tempête tropicale Dorothy (1970), une intensité de 280 mm.h-1 a été mesurée durant les 10 premières minutes de précipitations (Service météorologique Antilles - Guyane, 1970). Sous de telles intensités, les différences de perte en terre entre les zones couvertes par la végétation (forêt et pâturage) et les zones de sols nus (cultures maraîchères) ne font que s'amplifier (Saffache, 1998).

En outre, la nature et le comportement des particules arrachées varient sensiblement en fonction des situations. Ainsi, les surfaces couvertes par la végétation libèrent principalement des particules grossières (>200 mm), qui se déposent dès que l'énergie de l'eau de ruissellement diminue (bas de pente, arrêt de la précipitation). Ces particules grossières se déposent donc en partie en milieu terrestre, avant d'atteindre le littoral. À l'inverse, les zones de sols nus libèrent des particules argileuses (<2mm). La nature calco-magnéso-sodique des vertisols de la Martinique provoque, de plus, la dispersion de ces particules dans l'eau de ruissellement. Par conséquent, même lorsque la vitesse de circulation de l'eau devient extrêmement faible, les particules fines restent en suspension et peuvent être entraînées vers l'exutoire du bassin versant. La côte étant colonisée par des plantes halophiles (Rhizophora mangles, Avicennia germinans, etc.), ces dernières facilitent la rétention, puis la décantation des sédiments par leurs racines échasses et leurs pneumatophores. Ces particules fines, constituées d'argiles minéralogiques, restent donc en zone littorale proche et favorisent ainsi la progradation du rivage. L'accélération de l'engraissement côtier observé entre 1985 et 1994 résulte uniquement d'une accentuation de la transformation des modes d'occupation des sols, due à la mise en place d'un périmètre irrigué (1982-1983), à une intensification de la culture bananière et, par conséquent, à une augmentation de l'érodibilité des sols. Ainsi, comme l'ont confirmé les ingénieurs de Météo-France, cette accélération de l'engraissement ne résulte ni d'une accentuation de la récurrence des événements climatiques paroxysmiques (tempêtes, ouragans, etc.), ni d'un accroissement de leur intensité.

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6. Conclusion

Les transformations physiques de la baie du Marin sont similaires à celles qui ont pu être observées dans la baie de Fort-De-France. À l'échelle de quelques décennies, on a abouti à une véritable transformation du milieu physique, en particulier par un important engraissement des côtes, facilement mesurable à l'aide de documents cartographiques ordinaires.

Cependant, contrairement à ce qui a été réalisé jusqu'alors, nous avons réussi à corréler l'influence de l'activité anthropique et la transformation du paysage littoral. Dans ce travail, seule l'influence des surfaces naturelles et agricoles a été prise en compte. Il apparaît que l'activité agricole, même limitée à une surface inférieure à 10 % du bassin versant, a considérablement transformé le flux de particules solides. Pour compléter cette étude et obtenir une connaissance de l'ensemble des mécanismes à l'origine des transformations physiques du paysage, il semble que l'influence des surfaces urbaines même si leurs superficies relatives sont tout aussi limitées, devrait également être précisée.

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Texte publié "C.R. Académie des Sciences 1999. 328, 739-744"