retour

L'éclipse totale de soleil du 30 août 1905 observée à 

Sfax en Tunisie par l'abbé Théophile Moreux

                 abbé Théophile MOREUX  1905                                    extrait Les énigmes de la science, 1926   pages 175 -181

La matinée se passa très vite; le déjeuner fut expédié encore plus promptement, et à midi 20 tout le monde était sur le pont ; nos batteries étaient braquées, le chronographe enregistreur, œuvre parfaite de mon ami M. Paul Ditisbeim, inscrivait régulièrement les secondes. Tout était prêt, chacun à son poste. Le Soleil et la Lune n'avaient qu'à bien se tenir. Jamais rencontre de deux souverains ne fut attendue avec plus d'impatience ni chronométrée avec plus d'exactitude...  

A l'heure dite, les deux rois du ciel se donnèrent l'accolade, puis peu à peu la Lune mangea de son disque noir le brillant astre du jour. Plus d'une heure nous séparait de la fin du royal déjeuner lunaire, je veux dire de l'éclipsé totale. 

Cette heure lut bien employée : on revérifia tous les appareils, les châssis photographiques reçurent leurs provisions, et nous attendîmes.

Mission Moreux à Sfax 1905

 Le spectacle des terrasses était déjà intéressant, une foule grouillante s'y était précipitée et chacun, armé d'un verre fumé, assistait à l'envahissement du Soleil par le disque de la Lune.

Vers une heure du soir, les montagnes lunaires se profilaient, nettement découpées, sur le disque solaire; la teinte éblouissante de la ville arabe commençait à prendre des tons moins crus. La mer au loin passait du bleu foncé au bleu ardoise presque noir. Nos casques n'étaient plus nécessaires. A 1h. 3/4 une lumière étrange, blafarde, envahissait l'atmosphère et, à la place où, une heure auparavant, un soleil de plomb s'appesantissait sur nous, on respirait à l'aise, quoique un peu nerveusement, dans l'attente du phénomène.

Dix minutes encore. Des cirrus, qui s'étaient jusque-là tenus respectueusement à l'écart, faisaient mine d'avancer vers le soleil. Sans aucun doute ils se dirigeaient sur lui. C'en était fait. Évidemment nous verrions l'éclipsé, mais la couche, pour légère qu'elle fût, ne nous permettrait pas de remplir notre programme. J'eus alors un moment de découragement, très vite dissipé d'ailleurs,  car une grande éclaircie se produisit quelques minutes après.  

L'œil à !a lunette, le doigt sur la détente du chronographe enregistreur, je .suivais la diminution rapide du croissant ; un coup d'œil sur le   paysage au   loin  me montra   qu'il   ne   faisait   pas   encore sombre ;   cependant   l'horizon    blanchissait,    les objets prenaient une teinte de plus en plus plombée ; les personnages se   découpaient en noir  sur  les terrasses tandis que l'œil suivait le profil dentelé des habitations et  des murailles crénelées. Encore 30 secondes.   Le   verre noir devient inutile ;   Le croissant    lumineux   diminue  à   vue   d'œil.  

   La terrasse   à ce   moment  est   sillonnée  de   bandes sinueuses, s'avançant rapidement à la manière îles serpents ; ces ombres, qui ne marchent guère plus vite qu'un homme au pas, impressionnent toujours beaucoup le public. 

Occupé à suivre attentivement la diminution du   disque,   afin de   chronométrer très   exactement  le contact, je  ne  pus   voir   le phénomène des ombres sinueuses ; il parait qu'un des spectateurs me tira par la manche pour mieux me le  montrer et   m'en    demander  l'explication, mais je n'entendis   pas. A ce moment l'arc mince du croissant était interrompu par des solutions  de continuité qui lui donnaient    l'aspect d'un chapelet  lumineux.  Ce phénomène que je voyais pour la première fois, est connu sous le nom de grains de Baily. Il n'est pas toujours visible à toutes les éclipses, et j'étais très absorbé dans sa contemplation. Il ne restait plus que 5 secondes à attendre.

Tout à coup, j'entends mes compagnons qui crient à tue-tête :" La couronne, la couronne ! " A droite en effet apparaissaient les premiers linéaments de la couronne solaire, auréole visible seulement pendant les éclipses totales.

" Attention ! m'écriai-je, l'éclipsé va commencer, encore deux secondes, vite aux appareils..." Top, j'appuie sur le  bouton du chronographe. L'éclipsé est commencée.

 Les spectateurs ne peuvent retenir un mouvement d'enthousiasme ; puis, un grand silence qu'on sent contenu. 

dessin abbé Th. Moreux 30 aout 1905

Je me précipite sur mes pinceaux et j'esquisse fiévreusement le dessin de la couronne. Pensez donc, j'ai à peine 2 minutes 55 secondes pour dessiner une chose aussi compliquée. Mais je ne perds pas de temps ; je me sens beaucoup moins agité que la première fois, alors qu'en 1900 j'étais allé étudier l'éclipsé d'Espagne. Tout en dessinant, j'admire ce grandiose spectacle....

Autour du disque noir de la Lune un filet rouge écarlate, puis une auréole brillante d'où s'élancent des jets lumineux. La couronne intérieure a l'apparence d'une lumière électrique bleu pâle, très brillante. Au delà de celte auréole, les jets coronaux prennent une teinte chaude, dorée, presque rouge.

Parmi les 16 jets coronaux que j'ai le temps de compter, et dont je fixe la position sur mon croquis, quelques-uns peuvent être suivis jusqu'à un diamètre et demi du Soleil.

La Lune se détache en noir violent sur ce fond illuminé. Il ne fait pas nuit, et ce n'est ni le crépuscule, ni l'aurore, ni le clair de lune, mais une teinte de ciel d'orage. La voûte céleste paraît plus surbaissée qu'à l'habitude ; l'horizon se fond dans une lumière anémiée et blanchâtre.

Les grandes ombres, si accusées dans les pays du soleil, paraissent d'une teinte peu accentuée par rapport aux objets plus clairs. Tout le paysage semble uniformément éclairé. On dirait une toile peinte à la détrempe avec une couleur composée de gris jaune et d'une pointe de vert.

Je n'éprouve aucune difficulté à lire mon chronomètre et à dessiner, car l'obscurité est beaucoup moins accusée qu'en certaines éclipses. Vénus brille dans le ciel d'un grand éclat et, perdus dans la lumière de l'auréole solaire, se détachent faiblement Régulus et Mercure.

La température de l'air n'a pas baissé  sensiblement ; on pourrait se croire à l'ombre ; nous y sommes en effet, mais c'est l'ombre de là lune qui a envahi tous les objets terrestres.

Hélas ! les secondes passent trop vite ; j'ai encore une minute environ ; un dernier coup d'œil à mon croquis, et je me précipite à l'équatorial. Les protubérances rosés et blanches sont visibles autour du Soleil, mais le bord de gauche est envahi progressivement par le disque lunaire ; la base des protubérances apparaît de plus en plus sur la droite : encore quelques secondes et l'éclipsé prendra fin. La couche rosée devient de plus en plus éclatante, le rouge passe à l'orangé ; un point brillant surgit soudain comme un éclair ; l'éclipsé est finie !... La couronne s'évanouit peu à peu et, 8 secondes après, tout avait disparu ; de la merveille offerte à nos yeux pendant quelques instants, il ne reste que le  souvenir. 

Maintenant, le croissant se détache sur le côté opposé, la nature renaît, il fait jour ; un brouhaha et des clameurs s'élèvent de toutes parts : on applaudit comme à un spectacle inusité. Nous nous regardons, mes collaborateurs et moi, sans dire une parole, et nous lisons sur nos visages des impressions identiques qui traduisent notre commune pensée :

 "  C'était si beau, et déjà fini ! "

Henri  s'élance dans mes bras et veut m'embrasser ; j'ai peur que l'éclipsé ne lui ait fait tourner la tête ; mais non, sa tête m'a l'air à l'alignement et du bon côté. Nous nous félicitons et nous échangeons nos impressions, nous devenons loquaces. Le soleil chauffe déjà la terrasse, mais il faut rester là pour observer le dernier contact au chronographe. J'ai du temps devant moi, je rédige mes dépêches, lettres, articles, mais je tombe de sommeil.

La nuit n'arrive pas assez vite et à six heures, je suis obligé de prendre un à-compte sérieux ; je dors deux heures de suite. Il y a plus de cinq semaines que cela ne m'était arrivé. Nous sommes fourbus mais nous avons vu l'éclipsé et, qui mieux est, nous allons l'emporter avec nous pour l'étudier à l'aise, car Henri et Antoine n'ont point perdu leur temps et les appareils photographiques ont merveilleusement manœuvré.

A partir de demain, de ce soir même, nous allons emballer, et après nous verrons tout de bon la Tunisie, sans préoccupations d'aucune sorte, sinon d'être attentifs à déclencher nos détectives et nos jumelles, car j'avais apporté dans nos bagages un stock de mille plaques environ ; et nous allons faire voir au gélatino de quoi il retourne, lorsqu'on tombe entre nos mains. //..

mise en ligne Patrick Lachassagne 2004

retour