naturalistes

 Exemple d'une approche naturaliste au XVIIIème siècle.

René-Antoine Ferchault de RéaumurM. De Réaumur physicien et naturaliste français, né à la Rochelle en 1683 - décédé à l'age de 70 ans













































#1

Analyse d'un texte ancien

Choix du texte

Notre choix s’est porté sur le texte intégral d’un mémoire rédigé en 1714 par Monsieur de Réaumur (René Antoine Ferchault de Réaumur). Il illustre le comportement d’un érudit du début du XVIIIème siècle face à un phénomène naturel inexpliqué.

M. De Réaumur confronte les résultats de ses expériences avec l’état des connaissances au siècle des lumières.

« DES EFFETS QUE PRODUIT le Poisson appellé en François Torpille , ou Tremble ,sur ceux qui le touchent ; Et de la cause dont ils dépendent. ».

Ce texte présente le récit des observations et expériences imaginées et mises en œuvre par Monsieur De Réaumur, visant à caractériser « l’effetTorpedo » et à en déterminer les causes. Cet effet se manifeste par une commotion que reçoit un sujet mis en contact avec un poisson Torpille. Torpedo est le nom latin du poisson, Torpille ou Tremble en français.

Il s’agit d’un texte édité en 1717 dans les mémoires de l’académie royale des sciences « Histoire de l'Académie royale des sciences avec les mémoires de mathématique et de physique tirés des registres de cette Académie pour l’année 1714 ». Il est consultable en ligne sur le site de la bibliothèque nationale de France à l’adresse suivante : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k35177 .

La version numérisée présente une image du texte original. De ce fai, la mise en page et la typographie de l’édition originale sont restituées.








































forme du texte

Les paragraphes sont justifiés avec des césures syllabiques et des tirets en fin de ligne. On compte 36 paragraphes, chaque paragraphe est matérialisé par un retrait de 3 caractères au début et par un retour à la ligne à la fin. Le texte est continu, il ne présente pas de saut de ligne entre les paragraphes.

Le plan du texte n’est pas matérialisé par des sous-titres de sections. L’auteur n’a eu recours qu’une seule fois à une numérotation interne, il propose sur les pages 355 et 356, une itération de faits d’expériences en trois points «  1°. 2°. 3°.  »

Le texte comporte peu d’effets de mise en page, cette présentation en fait un document compact, il doit être lu intégralement pour en déceler un plan et le cheminement intellectuel de l’auteur.

Le texte écrit en « François de 1714 » est dans son ensemble assez proche du français contemporain hormis quelques spécificités syllabiques « oi ai » et orthographiques comme pour le mot savant « fçavant »

A la fin du texte (page 360), deux planches anatomiques comportant trois dessins naturalistes du poisson Torpille documentent les descriptions de l’auteur. Les trois figures sont complétées par une légende.

Des caractères « * »placés dans le texte se réfèrent à une note dans la marge. La marge de gauche contient des renvois aux illustrations. Ceux-ci désignent, à l’aide d’une lettre code, un élément précis

Un titre informatif 

« DES EFFETS QUE PRODUIT
le Poisson appellé en François Torpille , ou Tremble ,
sur ceux qui le touchent ; Et de la cause dont ils dépendent
» 

Le titre met l’accent sur les « effets » (texte en majuscules) « Et » sur la cause …
Ce titre n’a pas besoin d’être reformulé, il est très explicite, le lecteur est informé des thèmes qui vont être abordés dans le texte :

  • les effets produits par le contact avec un poisson Torpille
  • la cause du phénomène

Dès le titre, on constate le parti pris de l’auteur pour un travail centré sur un phénomène, il recherche à décrire un effet et sa cause ; ce n’est pas sur l’anatomie ou le mode de vie du poisson que se fera le questionnement.

Identification du plan du texte

Nous avons choisi de numéroter les paragraphes #1..#34, ils sont identifiables par le retrait de trois caractères sur leur première ligne.


Nous avons repéré les sections suivantes :







#2











#3




Etat des connaissances

  • Un premier paragraphe présente les communautés savantes ayant précédemment traité le sujet, il existe un débat pour faire la part entre le mythe « fait fabuleux » et la réalité de « l’effet Torpedo ». Les physiciens ont constaté les manifestations du phénomène sans qu’ils en aient trouvé la cause.

Question de recherche

  • Au second paragraphe, M. De Réaumur informe du lieu oû se sont réalisées ses investigations ; sur les côtes du Poitou, dans sa région natale. Il  précise l’objet de ses travaux, déjà annoncé clairement par le titre : Il s’agit, non pas d’examiner la structure anatomique du poisson, mais de déterminer les circonstances et la cause de l’engourdissement produit sur ceux qui touchent le Torpille. Dans ce même paragraphe est annoncée la méthode expérimentale ; elle portera sur le vivant et sera précisément décrite.

  • Le troisième paragraphe fait une rapide description naturaliste du poisson Torpille et introduit les dessins réalisés par un collaborateur. Ils se veulent d’une ressemblance fidèle.


Vérification expérimentale de « l’effet Torpedo »

  • Les paragraphes 4, 5, 6, 7, 8, 9 sont un récit narratif du dispositif expérimental. Le dispositif devra étudier le vivant et le "comportement animal" ; l'auteur va aménager un milieu dans lequel les poissons retrouveront toute leur vitalité. Puis il se rapproche du milieu naturel ; il tente ses expériences à bord des bateaux de pècheurs.  Ces expériences veulent vérifier, sur l’auteur lui-même et sur ses assistants, l’effet plus ou moins intense d’engourdissement provoqué par le simple contact avec le poisson. Cet effet est recherché jusqu’à la douleur. M. De Réaumur précise (paragraphe 8 page 348) « les richesses d’un physicien sont les expériences, & le nouveau risque qu’il y avoit à courir n’alloit qu’à une douleur de bras ». Le dispositif expérimental consiste à toucher le poisson vivant dans l’eau de mer afin de ressentir dans sa propre chair, les effets du phénomène inconnu. A l’issue de cette vérification, M. De Réaumur est convaincu de la réalité du phénomène. L’auteur confirme au paragraphe 8 son positionnement de "physicien", son détecteur est son propre corps au mépris du danger.


Questionnement sur la cause de l’effet

  • Au paragraphe 10 l’auteur formule une question : « Comment le poisson opère-t-il cet engourdissement ? »





















#4













#5







#6








































#7


















#8






















#9












#10



#11























#12

























#13







#14










































#15























#16



















#17













#18













#19












#20



















#21







































#22









#23




















#24

















































#25






















#26







#27















#28



































#29














#30










#21













#32


#33











#34




















































Hypothèses

Le paragraphe 11 propose de confronter les deux hypothèses avancées par les savants pour expliquer le phénomène :

  • L’une serait causée par une infinité de corpuscules qui sortent continuellement du poisson Torpille, comme le feu qui envoie des corpuscules pour nous réchauffer. (corpuscules torporifiques)

  • L’autre mécanique serait due au choc produit par un violent tremblement du poisson .

M. de Réaumur exclut sans la discuter, une troisième hypothèse plus ancienne qui se contente d’attribuer au poisson une nouvelle propriété nommée : vertu torporifique


Les paragraphes 13 et 14 décrivent une série d’observations conditionnées par le choix des hypothèses. M. De Réaumur observe attentivement le comportement du poisson jusqu'a prévoir quand celui-ci allait produire son engourdissement.


Les paragraphes 15 à 23 s’appuient sur des travaux d’anatomie pour identifier un muscle situé sur le dos du poisson Torpille comme étant l’organe responsable de l’engourdissement . Cet effet serait plus intense à proximité du muscle. Dans la description des nouvelles expériences, il est fait référence à l’intensité de « l’effet Torpedo ». Celui-ci s’évalue en fonction de la hauteur de l’engourdissement provoqué dans la main, le bras ou l’épaule. Le corps humain est l’instrument de détection du phénomène, il peut également dans une certaine mesure en apprécier la force.


Exposé des preuves en faveur de l’hypothèse mécanique

Les paragraphes 24 à 26 présentent en trois points les résultats des observations pour exclure l’hypothèse des « corpuscules torporifiques »

Le raisonnement présenté se fonde sur deux hypothèses ; il vise à exclure une hypothèse pour confirmer la seconde dite mécanique ou percussion subite.

Autres expériences

Les paragraphes suivants 27 à 32 poursuivent la narration de diverses expériences et observations. On expérimente un contact avec le poisson par l’intermédiaire de divers objets, on teste l’effet sur d’autres animaux , des poissons et même sur un canard…

Les derniers paragraphes rapportent des histoires concernant d’autres poissons de contrées éloignées, qui présentent des propriétés semblables aux Torpilles des côtes françaises

Enfin, le texte se termine par le constat suivant : à sa mort, le poisson ne présente plus aucun danger et il n’est pas impropre à la consommation humaine.

Les circonstances de "l'effet torpedo" sont clairement exposées mais bien que l’hypothèse mécanique soit préférée par l’auteur, il n’y a pas de retour sur l'une des questions initiales :  la cause de l'engourdissement provoqué par le poisson sur les êtres qui le touchent.

Peu de savants se sont penchés sur les effets d’engourdissements produits par certains poissons. M. De Reaumur cite des physiciens ayant expérimenté l’effet du poisson Torpille Redy et Borelly. Il s’appuie sur les travaux de description anatomique de M. Lorenzini pour identifier le muscle à l’origine de l’effet. Il cite enfin Aristote et Pline qui évoqueraient l’usage de cette propriété comme un moyen à la disposition de la Torpille pour attraper des poissons.

--------------------------------------

Le recours aux hypothèses est l’élément déterminant dans ce travail. Les choix opérés par M. De Réaumur ont conditionné ses dispositifs expérimentaux, l’angle d’observation et l’interprétation des résultats. Les hypothèses retenues sont celles proposées par ces auteurs : Redy, Lorenzini et Perault pour les « corpuscules torporifiques » et Boreilli pour l’hypothèse mécanique. Réaumur n’a pas retenu la troisième hypothèse concernant l’existence d’une propriété spécifique, il n’en a pas non plus formulé une nouvelle.

Il s’est attaché à réfuter une hypothèse et en a déduit par défaut, l’acceptation de la seconde !

Le texte de M. De Réaumur est celui d’un érudit marqué par une culture naturaliste de la fin du XVII ème siècle. Il lui est nécessaire de « torturer le vivant » y compris sa propre personne pour appréhender le comportement physique du monde. Il faut noter que les phénomènes liés aux décharges électriques n'était pas encore étudiés par les physiciens en 1714 ; il faut attendre les premiers travaux de François du Fay et Jean Antoine Nollet  en 1730. 

Par une approche descriptive, il a démontré l’existence d’un phénomène encore contesté à son époque ; l’engourdissement provoqué par le poisson Torpille sur ceux qui le touchent. Il en a cerné les conditions de manifestation, a identifié la mise en jeu d’un muscle spécifique au Torpille, il a confronté ses propres observations à l'état des connaissances de l'époque. Cependant ni les hypothèses, ni le dispositif expérimental mobilisé en 1714, ne lui ont permis de conclure sur la nature du phénomène.
Comme l’a évoqué, M. De Réaumur dans son premier paragraphe, il n’est pas rare en physique qu’il soit possible établir un fait, sans que l’on puisse en faire autant sa cause.


Patrick Lachassagne (2005)







------------------------------------